Il faisait sombre, les rues
étaient très mal éclairées.
La nuit venait de tomber, il faisait froid. Une voiture
était venue se garée près de moi, sur
le trottoir. Le conducteur était rapidement sortit et
s'était posté en face de moi.
Qu'est-ce
que tu fais ici, à Atlantic City ? demandai-je
d'une voix à peine audible.
Mon fils est mort, Maggie,
répondit l'autre, comme si c'était
évident. Puis, comme je ne dis rien de plus, il ajouta :
John m'a demandé de
venir te
chercher.
John ?
Greese !
Un léger "oh !" sortit de ma
bouche. J'avais oublié son prénom à
force de tout le temps l'appeler Greese. C'est vrai ! Personne ne
l'avait jamais appelé John. En tout cas jamais devant moi.
Pourquoi "John" n'est-il pas venu me chercher lui-même ?
demandai-je.
Je ne savais pas vraiment comment
réagir. Je ne l'avais, certes, pas revu depuis...
très longtemps ! Il m'avait manqué, bien
sûr, mais je n'avais jamais vraiment imaginé
revoir mon père après quatorze ans d'absence. Le
scénario que je m'étais imaginé, dans
lequel je me jetais dans ses bras, la larme à
l'œil, n'avait aucun sens. Les yeux brillants, oui, je les
avais, mais l'envie de me jeter dans ses bras, non.
Vous devez certainement vous demander
comment j'étais arrivée là, devant un
homme que je ne connaissais, en fin de compte, à peine.
Très simple ! Enfin presque…
M'être enfuie de chez moi
était certainement la pire erreur que j'avais pu faire dans
ma petite vie (quoique, manger la dinde d'oncle Seth pour Thanksgiving
l'an dernier n'avait pas non plus été une
excellente idée). Je m'étais d'abord rendue aux
studios pour enregistrer mon émission. Manque de pot, je me
fis remercier (Pire ! J'étais remplacée par une
rediffusion de Paris Hilton essayant de jouer à la
fermière). J'étais enragée. J'avais
quand même fait de gros efforts. Je portais des jupes pendant
l'émission et dans mes reportages !
Pauvre idiote que j'étais, je
réussis ensuite à me perdre dans la ville pour me
retrouver au milieu des catins, alors que la nuit commençait
à tomber. Je crus même mourir lorsqu'un homme
m'agrippa le bras sans vouloir lâcher prise. Il approcha son
visage du mien, si bien que je pus sentir son haleine empestant la
nicotine. Sur le moment, j'avais pensé :
Ca y est Maggie, tu es tombée sur un pervers psychopathe,
tueur en série qui découpe ses victimes en petits
morceaux et les fait cuire avec des spaghettis.
Il n'en fut rien. L'homme se contenta de
me susurrer quelques mots forts intéressants à
l'oreille. Sauf que j'avais tellement peur, que je ne me souviens plus
exactement de ce qu'il me dit. Il a vaguement parlé de
passé et de creuser.
Après un temps pour reprendre
mon souffle, je me décidai enfin à appeler Greese
pour qu'il me sorte de cet enfer.
Je n'en croyais pas mes yeux lorsque je
vis l'homme au volant de la voiture chargée de m'emmener
loin d'ici.
Ce jour-là, je m'en
souvenais très bien. Ce jour où Jeffrey Peyton
avait quitté notre humble foyer.
Il n'était pas vraiment un
bon père, mais Maman était une encore plus
mauvaise mère. Toutefois, pendant longtemps, il avait
été un modèle pour moi. Courage et
respect. Ce sont les mots qui nous venaient à l'esprit en le
voyant. Cependant, le respect était très peu
présent au cours des dernières semaines que nous
avions pu passer.
Au milieu des "Je te déteste"
et des "Tout est de ta faute", du haut de mes presque quatre ans, je
tentais désespérément de me faire
entendre. Inconsciente du fait que mes parents allaient se
séparer pour de bon, je réclamais, presque en
hurlant, un jeu de société. En y repensant, notre
famille aurait peut-être pu se réconcilier devant
une partie de bonnes rigolades.
Comme à sa très
aimable habitude, Maman m'ordonna d'aller dans ma chambre. Chose que je
fis avec un certain mécontentement. Je ne me souviens pas
avoir croisé Wayne, mais je devais être beaucoup
trop absorbée par mes pensées pour l'avoir
remarqué.
Un cri, des sanglots, un claquement de
porte et c'était fini. Après quelques minutes,
lorsque je suis retournée dans le salon, tout paraissait
relativement normal. Maman repassait le linge avec la rage habituelle
qu'elle avait après chaque dispute et Wayne restait seul
dans un coin. Malgré tout, je savais (peut-être
inconsciemment) qu'il était arrivé quelque chose.
Wayne n'avait jamais voulu me dire quoi. Peut-être
était-ce cette ignorance qui m'avait donné de
faux espoirs.
Pendant plusieurs jours,
j'étais restée sur le pas de la porte, attendant
le retour de mon paternel. Lorsque je finissais par m'endormir, Maman
me reconduisait dans mon lit. Puis, je me relevais et retournais
m'asseoir devant la maison, espérant un retour improbable.
Les jours passèrent et je
cessai d'attendre. Je finissais par croire que Wayne avait raison, il
ne reviendrait pas.
Il parlait, mais je ne
l'écoutais pas vraiment. Peut-être essayait-il de
me convaincre de venir avec lui. Peu importe, mon regard
était déjà perdu au loin. Une
silhouette vaguement familière avançait dans
l'ombre. Dans des rues aussi dépravées, j'aurais
dû me tenir sur mes gardes, mais parce que j'étais
Maggie Peyton, "celle qui cherche toujours à se faire tuer"
(d'après Wayne), je m'élançais
à la poursuite du fantôme. Oui, un
fantôme... Wayne...
Je courus à travers les rues.
Derrière moi, mais déjà loin, mon
père me courait après.
J'accélérai mon allure. Dieu que les morts
couraient vite !
Soudain, un bruit bref et
éclatant me fit stopper net. Un coup de feu.
Instinctivement, je regardai autour de moi. Rien. Personne. Mon
fantôme s'était volatilisé et j'avais
semé mon père. J'étais seule dans la
nuit et le brouillard. Je n'avais jamais eu aussi peur de toute ma vie.
Et pourtant, Wayne m'avait déjà
emmenée dans des endroits sordides voir des hommes
d'apparence douteuse. Le gringalet qu'était Wayne arrivait
à me rassurer. Mais cette fois, je devais me
débrouiller seule.
Respire
! Respire ! Respire ! me répétai-je
sans cesse.
Un gémissement me fit sortir
de ma torpeur. Avec prudence, j'avançai dans la direction du
bruit. Le coup de feu n'avait pas été
tiré si loin que cela, d'ailleurs le tireur était
certainement toujours dans les parages.
Calme-toi, Maggie. Si tu meurs ce sera pour une bonne cause...
J'espère... me rassurai-je
intérieurement.
En tous cas, il n'avait pas
loupé sa cible. Dans un coin d'ombre, adossé
contre un mur tagué à n'en plus voir sa couleur
originelle, un homme tentait avec peine de se relever, sa chemise
imbibée de sang.
Pas encore vraiment rassurée,
je m'approchai doucement de lui, cherchant le meilleur moyen de
l'interpeller sans lui faire peur. Finalement, je m'agenouillai
à côté de lui et posai doucement une
main sur son épaule.
Restez tranquille, ça va aller, dis-je plus
pour moi que pour lui.
Etait-il lui aussi armé ? Peu
importe. Dans l'état où il était, il
aurait pu difficilement me tuer.
Il tourna la tête vers moi et
ouvrit les yeux pour me regarder. Avec une certaine douleur, il essaya
de me sourire, mais son visage en crispa en une effrayante grimace.
Belle nuit pour mourir,
n'est-ce pas ?
lança t-il, l'air faussement calme.
Vous n'allez pas mourir. Je refuse que ma journée
d'anniversaire se termine aussi mal. Elle n'a
déjà pas franchement bien commencé...
C'est votre anniversaire ?
Même si c'est un peu tard, je vous souhaite un joyeux
anniversaire.
Merci, vous êtes le premier à me le souhaiter.
Je venais de m'en rendre compte. La
journée avait été des plus
éprouvante. Comment tout cela pouvait arriver à
la même personne dans la même journée ?
Personne n'avait vraiment eu le temps de me souhaiter un bon
anniversaire. Greese peut-être ? Je ne m'en souvenais plus.
Je vais donc essayer de vous
faire
plaisir, mademoiselle... ? arriva t-il à articuler.
Maggie ! Mon nom c'est Maggie ! Je vais appeler des secours.
Je m'exécutai, sous
l'œil attentif du blessé. Toutefois, je savais que
dans ce genre d'endroit, les secours prenaient leur temps pour arriver,
ayant trop peur de s'aventurer dans des rues aussi douteuses. Surtout
pour sauver un homme victime d'une agression par balle. Ca devait
être courant dans le coin. En attendant, il fallait que je
fasse quelque chose pour lui. Il perdait beaucoup de sang. Que
faisait-on à la télé pour calmer
l'hémorragie ?
Je
vais devoir vous enlever votre chemise. Pour essayer d'en faire un
pansement, m'empressai-je de rajouter.
Cette fois-ci, il arriva à
sourire.
Une jolie fille me demande de
retirer ma
chemise, je ne peux qu'accepter.
C'est la fièvre qui vous fait dire ça. Je n'ai
rien de vraiment joli.
Je l'aidais dans sa tâche.
Puis, du mieux que je pus, j'attachai sa chemise autour de son torse et
appuyai fermement sur sa blessure. Il grimaça. Il devait
beaucoup souffrir. Je n'aimais pas voir les gens dans un tel
état. Une fois, Wayne s'était fait
sérieusement tabasser, j'en avais eu un haut le
cœur en le voyant revenir le visage gonflé et
couvert de sang.
Après une bonne demi-heure
où j'étais restée là
à parler de choses diverses pour éviter
à mon blessé de perdre connaissance, j'entendis
des sirènes au loin. Une ambulance ne tarda pas à
déboucher du coin de la rue, deux voitures de police
à sa suite. Dans l'une d'elles, je reconnus Greese,
visiblement éméché. Je me demandais
pourquoi.
Les ambulanciers se
dépêchèrent d'examiner Adam Valente
(j'avais fouillé dans son porte-feuille pour trouver ses
papiers d'identités). Je ne quittai pas des yeux, alors que
Greese s'avançait vers moi. Il posa doucement une veste sur
mes épaules. Je ne bronchai pas, regardant toujours
attentivement l'homme que j'avais aidé. La
journée n'avait pas été si mauvaise
que cela en fin de compte.
Greese se racla la gorge.
Après qu'Adam fut mis dans l'ambulance, je me tournais
finalement vers l'inspecteur.
Vous devriez vous reposer, me dit-il.
Il va s'en sortir ?
Possible,
répondit-il
simplement.
Je ne savais pas si j'allais arriver
à dormir cette nuit. Beaucoup de choses se bousculaient dans
mon esprit. Bien que ce mystérieux blessé y ait
une place importante, je repensais au reste. Mon ex se tapait ma
mère, j'avais dix-huit ans et j'avais perdu l'emploi dont je
m’occupais depuis un an et demi, un homme étrange
m'avait accostée, j'avais revu mon père
après quatorze ans d'absence, je voyais des
fantômes, un mec sexy m'avait dit que j'étais
jolie (c'est dingue ce à quoi on peut penser dans les
moments de vie ou de mort !)
Greese avait deviné que je ne
voudrais pas retourner chez moi (si je pouvais toujours appeler cette
maison "chez moi") et m'avait réservé une chambre
dans un petit motel à la sortie d'Atlantic City. Greese
avait bien choisi l'endroit. Il n'y avait aucun bus et je ne pouvais
aller nulle part à pieds. J'étais
obligée de faire appel à lui si je voulais aller
me promener.
Je n'avais pas revu mon père
de tout le reste de la soirée. Peut-être avait-il
cru que j'étais partie en courant à cause de lui
? J'avais demandé à Greese pourquoi il
n'était pas venu lui-même me chercher. Il ne
répondit pas, mais je crus apercevoir un léger
froncement de sourcils suivi d'un soupir excédé.